Il n’est pas ici question de parler des bienfaits et avantages du portage. J’ai moi-même porté en porte-bébé aussi longtemps que la taille de mon enfant l’a permis, et l’achat le plus inutile que j’ai fait à la naissance, c’est la poussette. Nous allons plutôt parler d’un sujet qui fâche bien : l’appropriation culturelle.
l’appropriation culturelle est un système
On entend beaucoup parler d’appropriation culturelle mais restons simple : l’enjeu c’est le pouvoir, présent ou passé.
L’appropriation culturelle s’opère depuis des siècles, toujours dans le même sens de domination, et aujourd’hui fait qu’on ne se rend même plus compte des communautés à l’origine d’un grand nombre de choses qu’on connaît ou qu’on apprécie : musiques, sciences, arts, légendes… Oui, l’appropriation culturelle est un mécanisme d’oppression intégré aux systèmes de domination racistes et coloniaux.
Elle dénature des savoirs, des coutumes et des traditions. Ce qui peut ne sembler être qu’un accessoire :
- a souvent une signification spirituelle ou une valeur historique toute autre pour les cultures propriétaires, ou
- a servi et sert encore à discriminer les personnes descendantes. Là où certaines personnes ont du style, d’autres devraient mieux s’intégrer… Là où certaines peuvent enlever leurs accessoires, d’autres se voient refuser un emploi… Là où certaines personnes ont du mérite, d’autres n’ont pas de valeur… Là où certaines ont une grande ouverture d’esprit, d’autres n’ont pas de culture… Là où certaines s’expatrient, d’autres immigrent…
Bref, aujourd’hui, de nombreuses personnes grandissent sans héritage culturel visible, aliénées de n’être que ce que l’Europe a bien voulu garder, et veut encore bien dire dans ses livres d’Histoire… Et bien évidemment, l’appropriation culturelle inversée n’existe pas. Lorsqu’il est martelé sur plusieurs siècles qu’une culture est inférieure, adopter la culture dominante c’est juste sur·vivre.
Le portage dans le temps
Il semble que dès l’évolution des premiers homo erectus, on retrouve des traces de portage. De manière assez logique, avec la chute des poils et avec les migrations dans le monde, les peaux puis les tissages permettent de transporter les bébés au chaud et en sécurité, tout en ayant les mains disponibles.
Dans toutes les régions du monde, on retrouve ainsi des signes de portage, et encore aujourd’hui, c’est le mode de « transports de bébé » majoritaire sur notre planète… parce que l’Occident est minoritaire, vous le savez, n’est-ce pas ? L’Europe a également porté, globalement jusqu’à la Renaissance, puis entre colonisation, pré-racisme et classisme, les mœurs changent.
Avec la colonisation, clairement, le portage est perçu comme un soin quasi animal qui doit être réservé aux populations perçues comme sauvages. Le christianisme doit aussi pas mal jouer mais tout ça est lié en ces temps sombres des pré-Lumières… Les Européennes, a fortiori des classes supérieures, doivent marquer leur civilisation et la poussette arrive.
Le retour de l’Europe au portage
Oui, l’Europe a porté, mais s’il y a eu des techniques spécifiques européennes, elles ont aujourd’hui disparu au profit de siècles de dévalorisation des pratiques du reste du monde. Celles qui émergent depuis les années 70 sont toutes « inspirées » des cultures natives américaines, africaines et asiatiques.
Didymos, c’est la marque reconnue comme celle qui a réintroduit le portage en écharpe en Europe, grâce à sa fondatrice qui a utilisé une écharpe d’origine native centre-américaine pour porter ses bébés jumeaux. Elle en a ensuite fait toute une entreprise, voyant que cela serait bien évidemment utile aux autres parents.
Plusieurs problèmes ont été soulevés il y a quelques années déjà.
- Le premier, le nom d’une de leurs écharpes phares, qui était en réalité une insulte envers les populations natives. Après des recherches avec des experts, parce que la voix des personnes concernées ne suffit pas, la marque a reconnu les faits, présenté ses excuses (parce que ce n’était pas leur intention…) et renommer la dite écharpe.
- Le second problème était la question même de l’appropriation du tissu… Là néanmoins, les experts blancs ont bien su indiquer que ces motifs étaient de l’ordre de l’universel, n’appartenant donc à personne… ce qui autorise non pas le vol mais le copier/coller clair et net…

De nombreuses techniques de portage d’origines est-asiatiques sont également « sources d’inspiration » pour les entreprises qui n’hésitent pas à les mettre à leur sauce, les renommer ou simplement raccourcir leur nom trop long, quitte à ôter le sens du terme dans la langue d’origine. Une campagne nommée #NotYourPodBuTai a été menée en 2017 par le Asian Mums Support Network demandant le respect des porte-bébés traditionnels est-asiatiques. Je vous propose une traduction et vous laisse découvrir les trois porte-bébés présentés dans les infographies ci-dessous.





Et non… ce n’est pas rentré, il n’y a qu’à voir les sites de Love & Carry, Ling Ling d’amour, ou encore Fidella…

D’autres pratiques de pauvres et d’incivilisées
Cette logique s’applique à tellement d’autres pratiques parentales actuelles. Cododo, allaitement, allaitement long, diversification menée par l’enfant, marche pieds nus, moins de bain et de produits, hygiène naturelle infantile, couches lavables, et j’en passe, ont été des pratiques décriées et réservées aux personnes catégorisées pauvres et / ou incivilisées. Ce n’est pas une simple dévalorisation de pratiques, c’était et c’est encore, si tu es une famille pauvre et / ou racisée, considéré comme de la maltraitance.
Un article de Slate intitulé « La fin des couches » sur l’HNI commence par :
Alors que la classe moyenne chinoise se convertit progressivement aux Pampers (la Chine est le deuxième marché de la marque), un nombre croissant de parents occidentaux font le chemin inverse et adoptent les techniques dites d’elimination-communication (ou hygiène naturelle infantile, HNI).
Il conclut par :
Pendant ce temps, en Chine, le conflit culturel fait rage entre les familles qui jugent les pantalons fendus peu civilisés, et ceux qui plaignent les bébés qui baignent encore dans leur caca à 2 ans (et accusent leurs parents de laxisme). Les campagnes marketing de Pampers font tout pour que le débat soit tranché: la compagnie a récemment financé des études montrant que les bébés portant des couches jetables dormaient un peu mieux que les autres. En 2007, la campagne «Sommeil Doré» a permis d’augmenter considérablement les ventes…
Il y a aussi dans cet article le fait que Beijing est un village… Bon de près de 22 millions d’habitants mais je chipote ! Ce n’était pas le but de mon partage.
Concilier la vie en appartement avec une pratique issue des villages d’Afrique et d’Asie n’est pas toujours simple.
Néanmoins, je tiens à préciser que prendre des photos d’enfants à l’insu d’elleux-mêmes et de leurs parents, puis surtout publier leurs parties intimes sur internet, cela n’a rien de vraiment moral, ni légal… Mais bon comme c’est l’ailleurs, l’exotique, l’insolite, c’est okay, n’est-ce pas ? Bref, je préfère l’estampe.

Appropriation culturelle, ne l’oubliez pas, va avec pouvoir. Pour que cela devienne d’acceptable à plébiscité, il faut que des parents, des scientifiques, que sais-je, mais blancs privilégiés, deviennent experts de ces pratiques en y ajoutant leur grain de sel, et en fassent un marché. Malgré le marketing, iels n’ont rien découvert, iels ont juste réalisé les bienfaits et avantages de la connexion au corps et des corps dont d’autres cultures n’ont jamais douté, et iels les ont fait leurs.
« Tu devrais venir en cours avec cette monitrice [blanche], ta technique traditionnelle millénaire, transmise par ta mère, ta tante, leur mère avant elles, n’est pas très physiologique… »
C’est ta tronche qui ne va pas rester physiologique très longtemps si tu ne la fermes pas ! Allez, bonne journée !


Bah…. oui… je suis peut-être naïve mais pour moi l’article n’invente rien non plus… On a rien inventé je suis d’accord, et je n’ai jamais eu l’impression qu’on révolutionnait la façon de faire avec les enfants, mais plutôt qu’on essayait de se rapprocher de quelque chose de plus « naturel » (désolée je n’ai pas trouvé d’autre terme je sais que rien que cela risque de porter à polémique). Cela va dans la mouvance actuelle, écolo moins de matérialisme etc… C’est la marche du monde aussi… Je ne vois pas ce qui est choquant en fait ni ce qui est méprisant non plus, mais je l’admet je ne suis peut-être pas dans les bonnes « sphères », je n’ai peut-être pas un regard assez acéré. Je suis moi même mariée à un Africain et revient d’un mois de voyage dans son village d’enfance avec notre enfant de 20 mois. Je portais mon bébé avec un porte bébé, en pagne je n’y arrive pas et il n’a jamais été habitué, n’aime pas ça. On fait le fameux cododo-allaitementlong-DME-chaussures souples mais pas le combo total HNI non plus…. bref on a beaucoup discuté avec mes belles soeurs et je sais pas, je n’ai pas ressenti l’ambiance de votre article… mais je suis peut-être à côté de la plaque…
J’aimeJ’aime
Parce qu’il n’est pas question d’individus mais de système organisé. Vous vous essayez à une mouvance qui fait de ses adaptes des personnes ouvertes et attentives aux besoins de leurs enfants, alors que les pratiques des cultures propriétaires par des personnes racisées sont perçues comme arriérées, non intégrées… A pratique similaire, les perceptions et conséquences sont très différentes !
J’aimeJ’aime
Bonjour Elise,
Je rebondis sur ce que dit Chachou en indiquant qu’effectivement c’est super que des parents puissent utiliser des outils pour vivre leur parentalité comme ils le souhaitent sans injonction. Les européen•ne•s ont aussi eu leurs outils de portage. Mais ceux-ci ont disparu et les savoir-faire avec. Il est donc logique de se tourner vers les populations qui utilisent de nos jours le portage pour s’en inspirer. Ce qui est problématique c’est l’écart évident entre inspiration et appropriation. Le savoir et le savoir-faire des populations natives sont volés pour servir des desseins capitalistes. C’est tout simplement de l’espionnage et du vol industriel !
Les populations natives n’en sont pas forcément conscientes car certaines sont très loin de ces considérations mais en subissent les conséquences multiples indiquées par Chachou.
Juste un petit point, de quel pays d’Afrique votre mari est originaire ? De quelle « ethnie » ? Il y a 54 pays en Afrique et, je pense, au moins autant d’ethnies differentes et donc de cultures différentes. Si je comprends bien, vous êtes française avant d’être européenne, vous vous sentez même peut-être aussi plus Bretonne, Strasbourgeoise ou Marseillaise. Ce qui est tout à fait respectable.
Bonne journée !
J’aimeJ’aime
Merci Chachou pour ce nouvel article. Que je me suis empressée de transférée à une connaissance qui est en train de se former pour devenir accompagnante en parentalité. Elle a d’ailleurs fait une formation sur le portage. Je pense très intéressant d’être conscient de ces faits quand on veut transmettre ce formidable outil à la parentalité !
Concernant l’appropriation culturelle, c’est un vaste sujet et la question est aussi « où mettons-nous le curseur ? ». Dans ton exemple, il y a la question du tissu. Est-ce qu’il y aurai appropriation si l’entreprise avait réalisé un partenariat de type commerce équitable pour que le tissu soit fabriqué par les personnes natives ? Ça profiterait toujours à des entreprises non natives mais permettrai aussi aux populations natives de vivre de leurs savoir-faire ?
J’aimeJ’aime
Bonjour Laïla, merci pour ton retour et ton partage ! Pour la question du curseur… il n’y a pas de réponse unique je pense, mais en effet, qu’un aspect financier revienne aux populations propriétaires c’est déjà un bon début. Le storytelling de ces marques est également complètement à revoir, et évidemment la consommation en ayant conscience de ces impacts. Vaste sujet !
J’aimeJ’aime